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Journal d'une agrégative
18 novembre 2015

Ama

Aujourd'hui - allez savoir pourquoi - ma fille m'a posé des questions sur mes grands-parents.

Ils étaient allemands. Les enfants allemands appellent leurs grands-parents "Oma" et "Opa". Mais pas nous. Nous, on leur donnait les noms les plus doux du monde : "Ama" et "Apa".
Ma grand-mère .... Ama. Ama, en italien, signifie "il aime", "elle aime", "aime" ... Mais ça, on ne le savait pas. Pour nous c'était notre aimante grand-mère, notre grand-mère coquette, toujours à son avantage sur les photos. Notre grand-mère qui pleurait à chaque fois qu'on se quittait.

Notre grand-mère qui nous racontait des histoires.

Apa racontait le Petit Chaperon Rouge, Le Loup et les sept chevraux, Hansel et Gretel. Ama racontait son enfance. Ses espiègleries, ses tendres souvenirs avec ses propres grand-parents, ses cousins qu'elle admirait, ses amis, les pamplemousses découverts sur un marché lors d'un voyage et la déconvenue en y goûtant et en les trouvant plus amers que les oranges.

Quelle que soit l'histoire qu'elle racontait, invariablement, la fin était la même, avec des larmes dans la voix  : "Et puis, il y a eu la guerre".

Non.

 

C'est inexact.

"Und dann kam der Krieg" : "Et puis, la guerre est venue". Oui, à mon esprit de petite fille, la guerre était un monstre qui grossissait et rampait vers le village où ma grand-mère avait grandi, projetant d'abord son ombre, puis l'engloutisssant.

Parfois, elle continuait  : les bruits des canons qu'on prenait pour un orage, le soldat russe qui pointa son arme sur elle, la fuite, elle naïvement pliant des vêtements et son père plongeant le bras dans l'armoire et emportant tout ce qu'il pouvait. La maison, abandonnée. Sa mère, malade, sans médicaments, délirant.

J'ai grandi avec ça. J'ai grandi avec l'idée que la guerre c'était l'enfer. Pire que l'enfer. J'ai eu, enfant une peur panique des soldats. Je déteste, aujourd'hui encore, les avions de chasse, je les déteste à en trembler. Les sirènes du mercredi me remplissent d'effroi, tous les mois.

Je me demande, en voyant les documentaires sur la seconde guerre mondiale (notez bien que je dis "seconde"), comment quiconque a pu y survivre, a pu survivre à tant d'horreur, à ces bombes, à ces soldats devenus inhumains à force d'être exposés à l'horreur.
Et pourtant, je le sais, l'horreur est devenue quotidienne, et on a sans doute dû s'y habituer. Mon père (c'est un vieux monsieur, mon père) a fait la guerre. Côté allemand. Dans l'aviation. Il a été fait prisonnier. Il m'a dit qu'on ne s'habituait pas, mais, bah, c'était comme ça. Il n'en dit rien de plus.

Ni mon ressenti, ni le témoignage pudique et tronqué de mon père, ne m'aident.

Je lis le mot "guerre" douze fois tous les jours. A chaque fois, il me glace.

Sommes-nous en guerre ? Ça ne veut pas s'inscrire dans mon cerveau. Non, pas nous. Non, pas nous ?

"J'ai quinze ans et je ne veux pas mourir" - j'ai lu ce livre au collège. J'en ai 34 et je ne veux pas mourir. Je veux voir grandir mes enfants. Je ne veux pas qu'ils grandissent dans l'angoisse. Je veux qu'ils soient insouciants. Je ne veux pas imaginer ce qui pourrait leur arriver. Je veux manger en terrasse avec eux, comme ma fille me l'a demandé cet après-midi.

Je ne veux pas qu'ils connaissent le bruit des sirènes.

Evidemment, oui, comme toi. Evidemment que c'est des paroles de bien-pensant, qui voudrait autre chose, qu'il ait des enfants ou non ? Et pourtant, il faut bien etc etc .... 

Et donc ? Elle est où la solution ? Dans le lâcher-prise, sûrement. A mon niveau, je veux dire.

On va continuer de vivre, on va avancer aussi loin qu'on le pourra sur ce chemin de l'insouciance. J'espère n'avoir pas à le quitter.

Insouciance et souci de l'autre. Je crois que ce chemin-là me plaît.

De toute façon, je ne cherche pas de solution, là. Je tenais juste à coucher sur le papier - à graver sur l'écran, ces pensées que ma fille, ma merveille, a fait naître en moi. Ces pensées que je ne lui ai pas révélées, mais qui me hantent au travers du souvenir d'un sourire coquet, où brillait pudiquement une dent en or, du souvenir d'un regard "couleur de biche", comme elle disait, du souvenir d'une voix appliquée qui, parfois, tremblait, émue par la profondeur d'une âme slave, d'une âme sensible, d'une âme d'éternelle enfant.

 

 

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Commentaires
Journal d'une agrégative
  • Après 5 années, je peux enfin me présenter à l'agrégation interne. C'est parti pour quelques mois de lecture intense, de dissertations, de didactique ... Tout ça avec deux enfants à la maison. google3c5a1e83a6320d52.html Même pas peur.
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